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Balades Littéraires



1 - Banastère
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Extraits de Enfance marine. Chapitres 1 et 2.

« Si je ne consultais que mes souvenirs, je pourrais dire que j’ignore à peu près totalement où je suis née. Rien n’existe de mon pays natal, quoique j’eusse près de quatre ans quand je le quittai. Je devais être d’intelligence peu éveillée, et d’une autre race, vraiment, que les enfants d’aujourd’hui qui emmagasinent des notations de grandes personnes dans leur cervelle de quatre ans. Toutefois, du fait même que rien ne pèse sur mes premières années, que tous souvenirs, toutes visions se sont effacées, je conclus que je ne suis pas née dans une ville. Il n’y a pas une voiture autour de moi, pas de rues, pas de murs ; ni cris, ni bruits, ni odeurs.

Il ne pouvait y en avoir : ma maison eut pour cadre la mer. Et la mer broya, dissipa cette maison dans ma mémoire. A peine si je puis, à force de m’interroger, ressusciter le trou béant et noir de la cheminée, la couleur rouge du rideau de lit, la tache lumineuse de la fenêtre. J’ai gardé l’impression précise de l’emplacement de cette cheminée et de l’orientation de la maison. Celle-ci tient debout par une façade qui s’éclairait rarement, et elle s’imprima dans ma mémoire quelque jour d’été où elle recevait du couchant un rayon de soleil.

Je cherche en vain la vision de la mer. Est-ce parce que la maison lui tournait à peu près le dos, et que de l’intérieur on ne pouvait la voir qu’à marée haute, quand elle remplissait le marais sous la fenêtre ? La maison servit-elle d’écran entre moi et la mer ?

Je ne conclurai cependant pas qu’il m’est bien indifférent d’être née là ou ailleurs. Je réclame ce berceau en forme de vague. Je pris racine dans ce sable, ce vent, cette mer. J’en eus conscience. Le cadre n’a pas marqué par sa couleur, son volume, sa surface, tout ce qui est caractéristique extérieure. Il m’a laissé l’impression d’une immensité qui ressemble à du vide. Je fus moi-même un grain de sable qui tentait de se soulever, de se dresser à la hauteur des chardons et des daturas, roulait parmi les coquillages et se laissait éclabousser par le flot montant. La mer, le sable, le vent se logèrent en moi, formèrent la provision initiale à l’âge où l’on cherche une première nourriture.

Ce fut la mer que sucèrent mes sens. Si on me la retire, avec l’espèce de toile à quoi elle s’appuyait, grise ou bleue et qui devait être le ciel, les champs plats, nus, poudroyants, immenses qui la prolongeaient et ne laissèrent aucune image visuelle, on me supprime mon enfance, on détruit l’impression de langes lumineux dans lesquels je fus roulée. On n’eût pu dire de loin où commençait la mer, où s’arrêtaient les champs : on ne sait où commence une enfance marine.

La maison m’avait laissée partir seule… Elle s’était refermée intacte sur une enfance ainsi qu’un sillon sur une semence. La grande lumière de l’espace tombait sur moi et tous les sels de l’Océan épuraient l’air. »



2 - Pencadénic
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Extraits de Enfance marine. Chapitres 3 et 9
 
« Il y eut pour moi une autre maison, complète, pareille à celles que les enfants dessinent, avec un toit, une cheminée d’où sort une arabesque de fumée oblique, jamais droite, où il y a de la pirouette espiègle et de la chimère, une porte flanquée de deux fenêtres divisée en six carreaux, et devant un petit bonhomme aux bras ouverts qui invite le plus largement qu’il peut à entrer. Ce petit bonhomme est mon grand-père. La maison est celle de Pencadénic.
 
Je crois que j’y fus amenée le jour où ma tante courait sur le rivage en portant dans ses bras un enfant qu’elle avait l’air de vouloir arracher à son malheur. La brigade entière de Banastère était supprimée, mon père fut nommé dans un pays de landes aux environs de Vannes. Le départ dut ressembler à une panique, puisque la caserne se vidait le même jour et qu’il fallait trouver dans les villages alentour autant de charrettes à bœufs que de familles. On m’envoyait chez mes grands-parents pour se débarrasser de moi pendant le déménagement.
 
Il n’y avait en réalité qu’un étroit bras de mer à passer et quelques kilomètres de grève à parcourir et on y était !
 
La maison du grand-père, séparée des autres, était la première à apparaître et la seule à reluire, de son toit d’ardoises d’un bleu mouillé, de sa façade blanche où l’on voyait de loin la porte ouverte. La cour s’étalait autour en une jupe de lumière. Mon regard se posait ensuite sur le puits qui présentait son dos de gros escargot, sur le jardin entouré d’un mur que couronnait une treille évocatrice de grappes d’un raisin verdâtre, pendues dessous.
 
Le jardin a la forme d’un triangle et c’est à la pointe extrême que mon regard se pose, à l’endroit où un des ormes frisotte dans le vent. Plus tard je sus qu’au bout du jardin apparaissait la mer et je compris pourquoi il avait cette forme de proue qui allait en se relevant pour se laisser porter.
 
J’avais cinq ans. Grand-mère m’en fit souvenir. C’était une personne instruite, qui fut mise au couvent dans sa jeunesse et faisait elle-même ses lettres à ses enfants.
Elle entreprit elle-même mon éducation ; il y eut chaque jour et plusieurs fois par jour, la séance de lecture. Le gros livre de messe sortait de l’armoire. Elle s’asseyait sur le coffre du lit clos ; je prenais place sur un petit banc et m’appuyais à ses genoux… Je sus donc lire sans que les mots eussent aucune signification. Elle choisissait de préférence les textes latins en gros caractères. »


3 - Cale de Pencadénic
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Enfance marine, vécue au raz des vagues, au sein des rythmes naturels de colossale puissance devant lesquels l’homme s’incline : lente bascule des marées, trajectoires des astres… 
 
« Mon grand-père s’appelait Yvon. Quand je découvris que ce nom lui appartenait en propre, qu’on ne désignait pas ainsi les autres bonshommes qui lui ressemblaient, son prestige augmenta encore à mes yeux. Je ne sais qui le prononça devant moi pour la première fois. Pas sa femme assurément. Elle ne l’appelait jamais par son nom. Il est facile de faire naître les occasions de prononcer un nom pour qui aime à le prononcer. Elle ne cherchait pas à l’éviter, mais le désir de le faire remonter de son cœur à ses lèvres ne lui venait point. D’ailleurs ce n’était guère la coutume du pays.
 
Il avait fait son service dans la flotte et navigué au long cours pendant sa jeunesse. Une blessure à la main le ramenait au village. Non à son village. Personne ne savait juste d’où venait ce diable d’homme, et j’ignorais encore où il est né. Cependant un recteur du Tour-du-Parc découvrit plus tard dans de vieilles archives qu’il était originaire du Pays basque et avait émigré en Morbihan avec un groupe de pêcheurs. Une fois sa carrière de marin interrompue, il lui fallut inventer un métier qui le rattachât à la mer. Il devint passeur.
 
Sa blessure ne semblait pas le gêner. Il avait perdu le petit doigt, et cela me remplissait d’une considération superstitieuse pour ce grand-père qui ne ressemblait à personne. La perte du petit doigt était liée à des aventures que je ne m’imaginais pas, mais à des aventures cependant. 
 
Il faisait la traversée de la baie entre Cadénic et Pénerf, passage réputé pour des courants. On venait quelques fois le chercher, à toute heure et par tous les temps : on savait qu’avec lui la traversée était toujours possible. J’entendais en pleine noirceur secouer avec violence le loquet de la porte, puis cogner à coups de poing ou de bâton et appeler : « père Yvon ! ». Lui se réveillait tout de suite et criait un « Ho ! » sonore pour montrer qu’il avait entendu et, devant la persistance d’un imbécile à ébranler la porte lâchait un juron qu’il étouffait à cause de la nuit. Il passait à tâtons sa culotte, son tricot, enfilait ses bottes et son ciré avec une dextérité incroyable. Cet inconnu qui me faisait songer au Sergent Charmant ou au Marchand de drap de Cherbourg, expliquait quelquefois du dehors ce qui l’amenait. Il allait chercher un médecin : accident, maladie subite de quelqu’un des siens. Ou prévenir des parents : mort, funérailles. Je comprenais mal sa mission. Mais j’en saisissais la gravité. Tout était tragique, haletant et bref, et la voix de l’homme et la précipitation du passeur.
 
Grand-père traitait tout le monde avec la même brusquerie. Il ne fallait pas lambiner pour embarquer, ni hésiter à mouiller ses sabots, ni gêner la manœuvre. Au moment où il virait de bord, il n’y avait que les idiots à ne points se courber à temps pour laisser passer la voile. Pour aller plus vite, il portait les femmes sur son dos quand on débarquait à marée basse du côté de Cadénic qui ne possédait pas de jetée. 
 
Il me prenait parfois avec lui, principalement quand il partait à vide pour aller chercher un passager à Pénerf. Comme il était paisible alors ! Je ne me souviens pas de l’avoir vu ou entendu rire, mais les jours où j’étais seule avec lui, le calme et la douceur de son visage exprimaient mieux qu’un rire son état d’esprit. Il se tenait assis près du gouvernail, l’écoute à la main, haut perché à ce qu’il me semblait parce qu’il me dominait de la taille, les traits détendus, surveillant de l’œil la mer, et par intervalles laissant tomber un regard sur moi qui disait que nous étions bien contents tous les deux, d’être ensemble. Je m’asseyais en face de lui, au milieu du bateau, et j’aimais regarder de bas en haut la grande voilerie grise. Elle se plaçait entre le vent et moi. Je croyais être au chaud à cause d’elle. Quelque chose dans le regard du grand-père m’avertissait qu’il allait prendre un ris, ou changer de bord, quoiqu’il n’en dît rien, pour me laisser la joie de l’avoir deviné. De l’autre côté de la voile, c’était le soleil, un paysage de vagues éblouissantes, le phare qui paraissait gros comme un tuyau de pipe, la bouée rouge couchée sur l’eau qui écumait autour, rien de plus dramatique que cette manœuvre.
 
Une autre volte-face encore et cette fois, ô miracle ! Voilà Pénerf » 


4 - Ile de Tascon
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Extraits d’Enfance marine et du récit Louis de l’île, héros de la vie quotidienne, œuvres dans lesquelles Marie Le Franc évoque ses origines paternelles de Tascon.
 
« De la hauteur sur laquelle ma petite ville est bâtie, on domine le Morbihan tout parsemé d’îles. Mon père venait d'une de ces îles, si petite que les cartes n'en font pas mention.
 
Elle contenait en tout une demi-douzaine de « feux » c'est-à-dire de chaumières habitées par des pêcheurs. En hiver, les oiseaux de mer croassaient autour et les nuits où il gelait fort, les hommes se glissaient à bas des lits-clos, décrochaient leur fusil, mettaient leur barque à l'eau et la poursuite du gibier commençait. Mon propre père fut dans sa jeunesse un de ces hommes. Son père s'était noyé pendant une tempête qui fit chavirer sa barque. Il avait vingt-cinq ans. Il laissait au foyer deux petits garçons qui faisaient leurs premiers pas. Un troisième, mon père, naquit 10 jours après sa mort. Les femmes de ce temps étaient capables d'élever avec rien trois enfants.
 
Tout ce qui restait du disparu était cette maisonnette de pierre avec, dans sa huche, le pain d'une journée, encerclée dans son clos, son bout de vigne et son lopin de terre, rien qui pût immédiatement nourrir une femme qui ne connaissait aucun métier que celui d'élever trois enfants dont l'aîné n'avait pas quatre ans.
 
Quand il eut sept ans, la mère alla le placer hors de son île, comme petit berger dans une ferme des terres, perdue au milieu des landes. La ferme était pauvre... Pas question d'école au milieu des landes. Ce fut le vieux bonhomme de la ferme, paralysé, qui eut l'idée d'apprendre à lire, à la lueur de la chandelle de résine des veillées d'hiver, à cet enfant né avec un appétit pour tout.
 
C'est de la race de ces hommes, de ces femmes, que je suis issue. Dans ma petite enfance, j'avais surtout connu mes grands-parents maternels. Quand il fallut, à l'âge de l'école, venir habiter Sarzeau, je courais à la côte les jours de congé pour essayer de distinguer au large dans le Golfe cette maison marine où mon père était né et d'imaginer la vie que mes ancêtres y avaient vécue. Celle que j'avais connue dans le village de Cadénic me paraissait douce et facile en comparaison. Les pêcheurs de cet îlot perdu ne comptaient pour rien les crevasses de leurs mains, la cuisson de leur peau sous le soleil ou le gel...Leur butin était le poisson le plus méprisé, le coquillage le plus indigeste, le gibier le plus huileux. Ils ne dédaignaient pas de mettre au pot le héron et le cormoran. Ils ramenaient des flottes de goëmon qui allaient servir d'engrais à leurs champs, ce qui explique que ceux-ci produisaient autant de carcasses de seiches que de pommes de terre.
 
Trouverais-je encore debout la maison qui le vit naître, dans l'île dont j'aperçois les bords dans le temps clair de ma mémoire ? Reconnaîtrais-je, planté dans une poutre, le harpon rouillé auquel les trois frères, hauts comme une botte de marin, se suspendaient pour éprouver leur force ? Trois frères, sortis l'un après l'autre du même berceau à croupetons sur le sol battu, trois âmes éternellement enfantines, trois forces géantes. Trois fouets de bergers passés autour de trois cous semblables, trois voix de gamins minuscules à la queue d'une vache maigre, trois paires de sabots à piler la lande qui sert de litière à la vache. Trois fléaux de moissonneurs à des poings qui n'ont pas dix ans. Aube, mon père, je croix bien ! Ce fut elle qui lui tissa son premier vêtement, qui lui donna sa première chaleur, quant à cet âge il battait le blé sur l'aire pierreuse, entre le lever et le coucher du soleil. Ces hommes naissaient sur un îlot battu des vents pareil à une galette de sarrasin plate et grise, et leur souvenir lui donne du relief dans les mémoires. On prononce le nom des trois frères et l'on voit apparaître trois rochers sur un rivage. »


5 - Sarzeau
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L'arrivée de Marie Le Franc à Sarzeau, après les séjours à Banastère et Pencadénic, marque une rupture.
Elle écrit dans Enfance marine :
 
«  Je crois qu'ici commença la seconde étape de mon enfance, la moins intéressante, celle d'un monde cohérent, qui n'exige pas, quand on cherche à le ressusciter, la création d'une seconde enfance. (…) Et cette seconde étape commence au moment précis où nous débarquâmes de la charrette, au bord d'un fossé rempli d'ombre, sans que la bonasse Sarzeau pût s'attribuer mon démarrage subit ; Sarzeau qui appelle l'évasion à cause du nœud de routes qu'il commande et qui ruissellent vers la mer, mais que je ne devais découvrir que plus tard. Un haut mur bordait le fossé et par-dessus il y avait un bois. La petite maison basse qui nous était destinée se trouvait de l'autre côté du chemin. »
 
Cette maison des douanes est évoquée aussi dans une nouvelle, Choses de France, parue en 1906 :
 
«  Connaissez-vous, là-bas, au bord des flots bretons, une maisonnette tournée vers la grève, avec un petit clos fleuri au printemps de primevères, et l'été d'œillets et de tournesols ? Poussez la barrière de bois, jetez un coup d'œil par la fenêtre grande ouverte, vous verrez une douce femme à cheveux gris occupée à d’humbles ravaudages d’humbles vêtements. (…) Vous verrez bientôt rentrer le père qui a fait sa promenade quotidienne sur la grève où il écoutait siffler les goélands et les courlieux pour savoir s'ils présagent la tempête.
 
C'est dans cette maisonnette que j'ai grandi, c'est là, devant cet horizon mouvant et changeant du golfe breton, que j'ai rêvé d'horizons plus vastes, c'est cette Bretagne si douce et si grise aux yeux qui m'a donné le désir de connaître la terre plus âpre et plus blanche où nous sommes aujourd'hui. »
 
La maison de la rue Paul Helleu, habitée plus tard par la famille, dotée aussi d'un jardin orienté vers le Golfe, est évoquée dans sa correspondance comme «  une grande caserne de maison, qui exige des soins et des forces. »
 
Cependant, au fil du temps, Marie Le Franc s'est attachée à cette maison familiale, difficile à chauffer, et elle écrit à la fin de sa vie :
 
«  Malgré les difficultés spéciales aux vieilles maisons, j'ai du regret de quitter la mienne, qui représente le chez-moi où on s'accommode de tout, en particulier quand il vous apporte le souffle atlantique. (…) Moi je ne renoncerai jamais à venir respirer l'air de la presqu'île de Rhuys dès les jours de printemps. »
 
Elle n'a pas renoncé, et elle repose tout à côté, dans la direction du Golfe.


6 - Pointe du Ruault
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Extraits de Pêcheurs du Morbihan.
 
« Louise de l’Ile était assise à sa place habituelle, une sorte de niche sous la fenêtre percée haut dans le mur, à l’intérieur de la maison. Ceux qui entraient ne la distinguaient pas d’abord, car il faisait sombre dans ce recoin où elle avait tout juste place à se glisser, et la planche qui était en travers de la fenêtre soutenant une rangée de pots de géraniums, semblait reposer sur sa tête même.
 
Mais à part les gens de la maison, il était rare que quelqu’un entrât. Et quand il venait un pêcheur, il était surpris, en découvrant Louise, de sentir comme tout d’un coup elle remplissait cette maison qu’il avait crue vide.
 
La maison était la seule de l’île qui fût habitée. Celle que le mari de Louise avait fait bâtir au bord de l’eau, presque sur le sable, servait maintenant à remiser les civières à huîtres. Ils y avaient vécu les premières années de leur mariage. Les premières années… Il n’y avait pas eu de suite à ces années. François s’était noyé, son canot à voile ayant chaviré, on n’avait su comment. On croyait qu’à cause de ses bottes de pêche il n’avait pas pu se sauver, bien qu’il fut un excellent nageur.
Quelque temps après, Louise avait fait une longue maladie ; des rhumatismes articulaires l’avaient laissée à demi paralysée d’une jambe. Elle avait dû venir chez son frère Vincent qui habitait avec sa famille la maison paternelle au centre de l’île. Les vieux s’étaient retirés, selon la tradition, au village de Binic, sur la terre ferme, où ils avaient fini leurs jours.
 
C’était la mi-décembre. Un jour gris remplissait la pièce. Tournant le dos à la fenêtre, Louise ne voyait rien du dehors, ni la lande où erraient les moutons, ni la mer qui s’étendait autour de l’île basse. Elle avait travaillé tout l’après-midi à un pull-over qu’il fallait refaire selon un modèle emprunté à Marielle Le Meur, une « copine » d’Arlette qui venait de s’installer avec son mari sur l’îlot voisin. Ses mains déformées aux doigts fins lui faisaient mal. Elle posa son tricot sur ses genoux, leva les yeux, regarda devant elle cet intérieur qu’elle finissait par ne plus voir et qui était tout son horizon : la grande cheminée qu’on avait fermée de deux battants de bois depuis que Vincent avait rapporté de son chaland un poêle de Sarzeau, les grands lits dans chaque angle, recouverts de couvertures blanches, car, dans la famille Le Ludec on tenait à l’aspect soigné des lits.
 
Mme Arnault avait pris l’habitude de venir chaque semaine à l’île, où son mari, un officier de marine démobilisé qui s’était mis au commerce des huîtres avait affaire à Vincent. Quand il faisait la tournée de ses parcs avec sa vedette, il emmenait sa femme et la laissait chez les Le Ludec, pour venir la reprendre une fois son inspection finie.
Andrée Arnault ne se donnait pas de grands airs avec Louise. Elle cognait doucement à la porte :
- On peut entrer ? disait-elle de sa voix musicale.
- Entrez ! répondait Louise de sa voix sourde …
 
Malgré le calme indifférent en apparence de cet « Entrez », Mme Arnault savait que Louise l’avait reconnue. Elle secouait ses chaussures à la porte et s’avançait dans la maison en la cherchant du regard sous la fenêtre. Ce regard allait à Louise comme une main se lève vers une main. C’était un regard d’amitié. 
 
Quand la nuit venait tôt, cette nuit de décembre brusquement abattue sur le Golfe, et que la famille n’était pas rentrée, Louise allait jusqu’à la grève.
 
La mer était dans leur sang à tous ces Le Ludec. 
 
Elle pouvait la voir et l’entendre de la maison, mais il fallait être tout près d’elle, la sentir, la toucher. On a besoin de toucher la mer comme on touche un animal, comme on palpe une étoffe, comme on respire une fleur, de pencher dessus son visage pour laisser pénétrer en soi sa fraîcheur, son odeur, son sel. Le rythme de la mer s’entend mieux quand on est cœur à cœur avec elle. C’est quand on arrive à elle à l’heure où on la devine à peine, qu’elle n’est plus couleur mais mouvement, c’est en enfonçant le pied dans la dernière vague montante qu’on touche à son ressort profond. Si elle a continué de monter jusqu’à votre venue, c’est qu’elle vous attendait. Si elle est basse quand vous arrivez, vous la regardez avec un air de désappointement et de reproche ».


7 - Le Roaliguen
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Une nuit au Roaliguen.

Transcription de l’enregistrement de Marie Le Franc par Louis Le Hellec à Sarzeau vers 1960.
 
« Une nuit, nous étions seuls au monde, une nuit, la mer et moi. J’avais pour gîte une petite cabine de bois suspendue dans la tempête ainsi qu’une hune dans la mâture mais posée sur un sol sablonneux. Elle ne semblait rattachée à rien, le vent et la mer lui faisaient comme à moi tournoyer la cervelle. Elle donnait la sensation de n’être plus qu’une poignée de paille soufflée par la rafale au-dessus des champs de la nuit. Cependant, nous luttions ensemble avec une peur mêlée d’un âpre plaisir. J’avais fermé le volet qui donnait sur la mer, de crainte que celle-ci n’entrât chez moi comme chez elle, dans sa robe de vagues étalées et bruissantes. Mais une sorte de hublot, du côté des champs, par lequel on pouvait voir encore la mer en se penchant, restait à découvert, balayé par le panache noir d’un arbre résineux, un thuya, qui poussait à sa hauteur, à la hauteur de ce hublot, et battu par la marée d’une nuit grise peu à peu discernable. Mon regard et l’œil gris de cette vitre s’affrontèrent tout au long de cette nuit. 
 
La cabine, qui se balançait dans l’espace, était un feu de position sous les étoiles noyées. Nous ne cédions pas, nous ne désarmions pas, l’océan d’un côté, moi de l’autre, dans l’alvéole précaire qui avait force d’âme. Nous étions face à face, seules survivantes dans le monde sombré. L’esprit humain, que dépouillée de toute personnalité je représentais, se gonflait d’un sentiment d’orgueil de se sentir dans sa fragilité capable de tenir tête. 
 
Tout le reste s’était effacé, même à cent pas de nous sur la côte, quelques basses maisons de pêcheurs, couchées peureusement l’une contre l’autre, que la crainte d’un raz-de-marée tenait éveillées dans leur emballage de chaux livide et sous leur couverture de chaume. Les champs étaient immobiles, aussi aplatis, et l’obscurité qui recouvrait leurs pâturages avait la couleur d’un varech brûlé, déposé sur eux par une tempête d’équinoxe. Le vent n’était plus que le langage de la mer, c’est par lui qu’elle crachait ses embruns, qu’elle nous bombardait de messages sifflants qui, dans l’étendue sans limites, nous cherchaient comme points de chute. Ils tombaient comme des milliers de flèches sur nous, devenus presque inoffensifs à cause de leur violence aveugle, de leur rage inopérante. 
 
Un calme intérieur finit par régner dans mon étroit domaine au vacillement duquel mon esprit s’habitua. Ainsi que la barque s’habitue à la vague, il en épousa le rythme avec l’ivresse qu’on ressent à franchir d’un pied ailé, de pointe en pointe, un terrain où couve le danger. Et je sus tout d’un coup que deux forces s’opposaient dans la nuit : la brutale, l’inhumaine, celle de la mer et l’autre, celle qui couve dans tous les êtres et se révèle à l’heure du danger. L’inhumaine, quoi qu’elle fît, ne m’aurait pas. Elle avait beau sonner dans les oreilles avec sa corne de tempête et faire tinter mon crâne où veillait la petite lueur chaude que rien ne pouvait éteindre, en même temps qu’elle donnait le branle au lac de la toiture.
 
A l’extérieur, la nuit grise prenait une expression de curiosité au bord de la fenêtre grise, je veux dire au bord du hublot, cherchant à voir comment nous nous comportions à l’intérieur. Elle finissait par prendre parti pour nous, harcelée elle-même par la brutalité des assauts. Elle se léchait un visage tout embué d’embruns qui commençait à nous apparaître plus dégagé à travers la vitre. Apaisée, je suivais en spectatrice, bien que je n’en pusse rien voir dans la noirceur de la bataille dehors. Quand la mer soulevée menaçait de faire chavirer son berceau, j’étais prête à me laisser aller avec elle, s’il arrivait quelque chose une vieille chanson chantonnerait sous mes yeux fermés, serait-ce peut-être la balade irlandaise que je venais d’entendre quelques jours auparavant, dans ma maison, à la radio. »


8 - Arzon
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C’est Grand-Louis l’Innocent, son premier roman, Prix Fémina 1927, qui va porter le message de ses blessures intimes et de son idéal de compagnon de route et de cœur.
 
Marie Le Franc n’a pas trouvé dans sa vie personnelle et amoureuse, d’homme à la hauteur de sa culture, de ses centres d’intérêt, de ses attentes de femme. Elle va donc lui donner vie par la voie de l’écriture. Elle construit « l’homme de rêve » sur le négatif de « l’homme du Nord ».
 
Elle le construit dans un double processus de renaissance après une blessure de la Grande Guerre, et de la naissance d’un couple de type nouveau auquel participent à la fois Eve et Grand-Louis…
 
Lorsqu’elle écrit Grand-Louis l’Innocent, Marie Le Franc sort d’une énième déception amoureuse, dans le Grand Nord blanc. 
 
La littérature qu’elle produit constitue, donc, un antidote à ses douleurs et un plaidoyer pour un monde nouveau, fait de bonheur, d’écoute et d’harmonie entre les êtres, hommes et femmes, entre les humains, entre les humains et la nature faite de lande, de vent, de mer, de décors changeants de neige, de marées ! 
 
Elle cultive la générosité de sentiments, l’importance de la gaîté, l’importance de tous les langages, celui des mots, celui des gestes, celui des silences, celui des bruits, celui des attentes et du respect du temps humain qui permet l’évolution personnelle dans la solitude et la liberté du retour vers soi.
 
Elle donne primauté à la dimension humaine de la naissance du désir.
 
« Quelqu’un était là derrière les volets…
La mer et le vent suspendaient leur plainte entrelacée, qui montait de la fosse des ténèbres comme un double gémissement, et dans le silence quelqu’un respirait.
A pas un peu rigides elle alla vers la porte, tourna d’un seul mouvement la clef.
La lumière tomba sur une haute silhouette. L’homme n’eut pas un geste de recul. Ses bras pendaient à ses côtés. La lande encadrait un portrait immobile.
Il était vêtu d’une vareuse de pêcheur aux manches trop courtes, d’un pantalon de toile descendant à mi-jambes. Un mouchoir pendait de sa poche. Il avait de longues moustaches d’un blond décoloré, des joues creusées, des yeux qui regardaient droit devant eux avec une grande simplicité, une face sculptée par le vent. Sa tête aux cheveux grisonnants et rejetée en arrière était découverte.
 
C’était surtout le soir qu’il devenait fabuleux. Il ne cherchait plus à s’accrocher à un monde dont les bords lui glissaient entre les doigts. Il reprenait sa personnalité. Il rentrait dans son domaine. Eve n’y tentait point d’incursion. Il était comme le reflet d’un paysage renversé sur les eaux, dont on sait qu’il est vain de vouloir se rapprocher. Il mettait dans l’ambiance un mystère qu’il eût été sacrilège de chercher à pénétrer. Cette atmosphère plaisait à son esprit de femme. Elle vivait là un roman qui dépassait son attente. Il y avait à ses côtés une âme aux contours si flottants et si vastes qu’elle ne les atteindrait jamais. Il fallait continuer à aller devant soi en étendant les bras. Chaque jour renouvelait entre elle et lui la nappe inconnue, la brume impénétrable. Ils resteraient l’un pour l’autre deux étrangers. Ils se rencontreraient toujours avec ce regard neuf. Ils garderaient à leurs actions des mobiles secrets et à leurs paroles un sens imprévu. Ils ne finiraient jamais de se découvrir. Il n’y aurait pas cette lente et terrible fusion de deux personnalités. Chacun veillait sur la sienne. Ils continueraient à s’aborder avec un sourire sur les lèvres et un masque sur les yeux… On ne bâtit que dans la solitude, on ne crée que de ses mains.
 
Ils se parlaient surtout des yeux. A défaut d’autres joies, celle-là leur était donnée.  Ils se regardaient sans lassitude, sans détour et sans crainte, sans désir de dérober tout à coup leurs pensées sous l’écran des paupières. Ils n’avaient pas à lire dans leurs regards l’effort de plaire, seulement celui de se découvrir ».


9 - Le Sémaphore
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Extraits Le Grand-Louis l’Innocent et de la nouvelle Obsession.
 
Marie Le Franc aimait les grands espaces, et particulièrement le magnifique littoral qui se déploie entre Saint-Gildas-de-Rhuys et l'entrée du Golfe du Morbihan, pays très présent dans son œuvre. Ecoutons-la évoquer ce paysage marin dans un envol d'une grande poésie, englobant les repères visuels et historiques, donnant profondeur et mystère à ce bout de Presqu'île :
 
« Elle avait choisi la grand-route qui courait haute et droite à travers la presqu'île. D'un côté, on voyait la bande d'un bleu sombre de l'Océan, le long de la froide découpure de la côte, de l'autre la vasque plus claire du Golfe du Morbihan, bordée par les hameaux aux maisons penchées les unes vers les autres et chuchotant sous leurs coiffes. La tour de l'église de Saint-Gildas bâtie sur un promontoire de rochers s'avançait comme une cheminée de navire dans une mer de brume et le village demeurait invisible. (…)
 
A droite vers la côte, s'élevait une sorte de tumulus géant qu'on appelait le Petit Mont. (…) De l'autre côté de la route, on en voyait un semblable, mais plus élevé : Le Grand Mont. Eve qui examinait le pays se retourna tout d'un coup vers son compagnon. (…) Il se tenait les bras croisés, le visage tourné vers la mer. Ses yeux à demi-clos embrassaient pourtant la vaste courbe du large. (…)
 
Grand-Louis, sans doute, ressentait lui aussi une aveugle joie de vivre, en ce matin de juin, au haut du monde et il s'avançait parmi les forces obscures en vibrant comme une mâture puissante dans le vent de la mer.
 
Ces pages de Grand-Louis l'Innocent trouvent un écho dans une nouvelle, Obsession, où le spectacle marin rapproche les êtres, évoquant : « Ces vacances à Saint-Gildas, cette collision avec Suzanne, un jour de grand vent, sur la haute falaise. Elle avait le pied marin, les cheveux marins, le vent de mer faisait et défaisait les fossettes de ses joues. Ils avaient terminé la promenade ensemble, dans le sentier étroit surplombant la côte écumante. Ils marchaient du même pas, leurs chaussures de guerre aux fortes semelles mordant le rocher, le vent rejetant en arrière les mèches de leurs cheveux comme il rejetait les vagues démontées. L'ivresse de l'univers se mêlait à celle de leur jeunesse. Trois mois plus tard ils étaient mariés."
 
C'est aussi, en souvenir de la côte de Saint-Gildas, que Marie Le Franc écrit le poème Les moments.
 
"Les moments de bonheur, agiles et furtifs,
Apparaissent parfois sur le rocher des heures
Qu’ainsi que des lézards, d’un éclair, ils effleurent :
On sent peser sur soi des yeux dorés et vifs.
 
On était écrasé d’espace et de lumière ;
Un geste, semble-t-il, vous eût précipité
Dans le verdâtre abîme ouvert à vos côtés,
Et voilà qu’un frisson fait palpiter la pierre.
 
Mais on pose son front sur le rocher des heures
Avec plus d’abandon et moins amèrement
Depuis que l’on est sûr que les tendres moments,
Comme une vie ardente et cachée, y demeurent."


10 - La Médiathèque
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Marie Le Franc nait en 1879 à la caserne des douanes de Banastère, village de la commune de Sarzeau, où son père assumait la charge de brigadier des Douanes.
 
De son enfance partagée entre Banastère, Pencadénic, Séné, Sarzeau, elle conservera un profond attachement à sa famille, à la mer, aux grands espaces et aux vastes horizons.
 
Après ses études primaires à Sarzeau, elle est admise à l’Ecole Normale d’Institutrices de Vannes d’où elle sort en 1895. Elle devient ainsi institutrice dans le Morbihan pendant 8 ans, avant de choisir une autre voie.
 
En 1906, elle choisit de partir au Canada. Elle a 26 ans, un projet d’évasion et d’aventure, qui va mûrir pour se transformer en projet littéraire d’écriture de romans, de récits et nouvelles, d’entretiens radiophoniques et d’échanges épistolaires élaborés.
 
« Marie le Franc ne pouvait être qu’une nomade. Mais elle voulut plus : elle sera une « écrivaine-voyageuse », nous indique Gwénaëlle Lucas autrice, en janvier 2005, à Montréal, d’une thèse universitaire sur le parcours singulier de Marie Le Franc.
 
Les premières traces retrouvées de Marie Le Franc sont localisées à Montréal : il s’agit de quelques articles, poèmes et nouvelles publiés dans La Patrie et dans le Nationaliste d’Olivar Asselin entre Février et Août 1906.
 
C’est aussi à Montréal qu’elle publie à compte d’auteur son premier roman Grand Louis l’Innocent en 1925.
La production est déjà fructueuse et amorce une carrière riche et soutenue. Marie le Franc voyage souvent entre la Bretagne et le Québec et écrit sans cesse.
 
Son œuvre se divise entre son « cycle breton » et son « cycle canadien ».
 
De son « cycle breton » on retiendra outre Grand Louis l’Innocent, Prix Femina 1927 publié aux éditions Rieder, le Poste sur la dune, Grand Louis le Revenant, Inventaire, Dans l’Ile, Roman d’Ouessant, Pêcheurs du Morbihan et Enfance Marine.
 
De son « cycle canadien », inspiré de ses séjours en Abitibi-Témiscamingue, dans les Laurentides et en Gaspésie nous retiendrons les romans Helier, fils des bois, La Rivière solitaire, la Randonnée passionnée, Pêcheurs de Gaspésie, le Fils de la Forêt et des essais et recueils de nouvelles Au pays canadien-français, Visages de Montréal et Ô Canada ! Terre de mes aïeux.
 
A cela s’ajoutent quelques 3000 lettres recueillies dans les Archives du Canada, Otawa et Montréal, et de France, Bibliothèque Nationale de France-Paris, Archives Départementales du Morbihan et Médiathèque de Vannes.